Madame, Monsieur,
Voici un article rédigé par Sébastien Grasset et Joffrey Ouafqa publié le lundi 21 mars 2022 dans l’AGEFI Actifs et intitulé « Stagflation : conviction erronée ou vérité ? ».
Stagflation : conviction erronée ou vérité ?
«Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges» , écrivait en 1878 Friedrich Nietzsche dans son ouvrage Humain, trop humain. Actuellement, la conviction répandue parmi les acteurs du marché est celle de l'émergence d'une stagflation à court terme. Si l'on s'en tient à la stricte définition académique de cette situation économique, croire en la survenance proche d'une stagflation nous semble, à défaut d'être un mensonge, constituer au moins une erreur. La vérité, à ce stade, est que les banques centrales n'achètent pas ce scénario et privilégient la lutte contre l'inflation malgré, il est vrai, une croissance fragilisée davantage par la crise ukrainienne.
Perspectives historiques
Depuis 2021, l'économie mondiale subit une flambée de l'inflation causée par un double choc. Un choc sur la demande, lié aux politiques de soutien et de relance des Etats et un choc sur l'offre, conséquence des disruptions dans les chaînes d'approvisionnement causées par les mesures de restrictions sanitaires. Vient désormais s'y ajouter un nouveau choc exogène, la guerre, causant une envolée du prix des matières premières. Le contexte actuel n'est donc pas sans rappeler les trois chocs pétroliers de 1973, 1979 et 1990. Mais comparaison n'est pas raison et la lecture précise des évènements passés permet de relativiser l'impact économique qu'aura la progression du prix des matières premières.
En premier lieu, la progression du prix du baril lors des chocs pétroliers mentionnés était largement supérieure à la hausse de 12% du WTI depuis l'invasion de l'Ukraine. Le premier choc pétrolier de 1973 a vu le baril plus que doubler passant de 25 dollars à 60 dollars. Au cours de la révolution iranienne de 1979, le baril passe de 60 à 130 dollars. Enfin, la guerre du Golfe causa, elle aussi, un doublement des cours du pétrole. Tant que la Russie ne cessera pas d'exporter, de gré ou par contrainte, son pétrole et son gaz, la progression des cours restera limitée et les conséquences économiques modestes. D'ailleurs, ni la Russie, pour des raisons financières évidentes alors que le pays est étranglé par les sanctions, ni l'Europe, par crainte de pénurie et du fait des possibilités limitées de rationnement, n'ont à l'heure actuelle intérêt à rompre cette relation commerciale. Certes, les prix du pétrole n'ont pas attendu la crise ukrainienne pour bondir, avec un WTI passant de 60 dollars fin 2019 à 90 dollars début février, du fait de la reprise de l'activité économique post-Covid, mais le mouvement lié à la guerre entre la Russie et l'Ukraine reste relativement contenu à ce stade malgré le pic à 123 dollars atteint le 8 mars 2022.
Enfin, la crainte d'une forte baisse de la consommation, qui, dans nos pays occidentaux, représente près des 70% du PIB, nous semble exagérée. La part de l'énergie dans les dépenses de consommation des ménages est bien plus faible que par le passé. Aux Etats-Unis, elle pèse pour 4,2% des dépenses de consommation d'un ménage contre 5% dans les années 2000 et plus de 7% dans les années 1960. En France, cette part est certes plus élevée à 9%, entre plus grande dépendance énergétique et taxes, mais reste relativement stable depuis les années 1990 malgré la progression des cours du pétrole sur la période. Le consommateur devrait pouvoir absorber ce choc d'autant que l'épargne des ménages a gonflé pendant la crise du Covid.
Nous ne sommes pas face aux quatre Cavaliers de l'Apocalypse.
Nous visons ici : une inflation galopante, une croissance atone, l'explosion des chiffres du chômage et un choc pétrolier avéré. Ces quatre éléments générateurs d'une stagflation ne sont aujourd'hui pas tous réunis.
L'inflation est certes déjà élevée à 7,9% aux Etats-Unis et 5,9% en Europe en rythme annuel en février. Le choc incrémental lié à la guerre rajoutera, quant à lui, entre un point et un point et demi d'inflation aux Etats-Unis et en Europe, mais on ne peut clairement pas parler à l'heure actuelle d'un choc pétrolier même si l'on ne peut pas totalement en exclure la survenance en cas d'intensification des mesures et contre-mesures entre le Kremlin et l'Occident. D'ailleurs, selon les projections, l'inflation devrait se normaliser d'ici la fin d'année et retrouver en 2023 un niveau bien plus en phase avec son rythme passé.
Par ailleurs, une récession n'interviendra pas tant que le baril ne passe pas au-dessus des 150 dollars. Les révisions à la baisse des projections de croissance par les économistes sont d'ailleurs jusqu'ici modérées. Ainsi, la croissance américaine pour 2022 est estimée à 3,5% contre 4% en début d'année et l'Europe, qui souffre davantage, voit ses estimations de croissance revues de 4,2% à 3,4%. Les prévisions pour 2023 ne sont donc que peu revues à la baisse. On peut néanmoins croire, il est vrai, en la sous-estimation de l'ampleur des conséquences de la guerre en Ukraine. Toujours est-il que nous ne sommes pas, à date, en situation de récession ni même encore en situation de croissance atone.
Enfin, le taux de chômage de part et d'autre de l'Atlantique est au plus bas et on ne voit pas comment il pourrait rebondir fortement alors que les entreprises mentionnent toutes des difficultés de recrutement avec un manque de main d'œuvre criant depuis la crise du Covid.
Les banques centrales n'achètent pas le scénario de stagflation
Après leur réunion respective du mois de mars, la Fed et la BCE ont affiché une certaine sérénité face à cet environnement et réitéré leur volonté de normaliser progressivement leur politique monétaire. Cette progressivité nous semble être un point notable. Là où certains craignaient un mouvement d'ampleur, la Fed a opté pour une hausse prudente d'un quart de point de ses taux directeurs et a annoncé six autres relèvements d'ici la fin d'année ce qui les portera entre 1,75% et 2%. Un niveau de taux qui devrait permettre de ralentir la surchauffe tout en n'interrompant pas la croissance. Jerome Powell a d'ailleurs affirmé que l'économie américaine était résiliente et pourrait absorber à la fois la hausse de l'inflation et des taux d'intérêt.
La réaction de la BCE était aussi très attendue. Malgré un conflit qui se déroule aux portes de l'Europe, Christine Lagarde a confirmé, et même amplifié, le biais de la banque centrale vers plus de resserrement monétaire en prenant la décision d'accélérer la fin de l'Asset Purchase Programme , ce qui ouvre la voie à un relèvement du taux directeur autour de la fin d'année. Comme pour la FED, les projections économiques de la BCE ne laissent pas entrevoir une stagflation proche.
Le conflit russo-ukrainien n'a donc pas changé la feuille de route des banques centrales qui souhaitent faire atterrir en douceur les économies et l'inflation. Si indéniablement le contexte est désormais propice à un ralentissement de la croissance, le risque de stagflation est mince mais restera dans les semaines à venir comme la nouvelle marotte des investisseurs jusqu'à ce que la réalité économique leur prouve le contraire.
Si le contexte est bien stagflationniste à certains égards, tous les ingrédients sont loin d'être réunis, à court terme, pour parler réellement de stagflation.
Voici le lien pour lire l'article sur le site de l'Agefi Actifs : Stagflation : conviction erronée ou vérité ?